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Channel: Le blog de Marc Bettinelli
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24 heures chez les mollahs

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Les médias occidentaux mentent. C’est ce que répète n’importe quel Iranien croisé dans n’importe quelle rue de son pays. Et il est alors compliqué d’entrer en contradiction tant la surprenante modernité de l’Iran couplée à l’incontournable hospitalité de sa population tranchent avec le parfum nucléaro-islamiste qu’asperge l’actualité. Dans les faits, seuls quelques rares bastions enturbanés tendent à en renvoyer une lointaine image.

C’est le cas de la ville de Qom, deuxième ville sainte la plus fréquentée du pays après Mashhad, mais l’un des plus importants centre de formation chiite au monde. La pépinière des mollahs.

Pendant 24 heures, j’ai partagé leur vie.

11h30 – Mars 2013, fin de l’année 1391 dans le calendrier persan. Après 120 kilomètres de bus depuis Téhéran, je pénètre dans une ville glacée par des flocons qui n’y étaient pas tombés depuis plus d’un an. « Qu’est ce que tu vas faire là bas ?, s’étaient inquiétés de jeunes Iraniens rencontrés plus tôt dans la capitale, pour nous ce n’est même pas l’Iran ! ». Le sanctuaire de Fatima Masoumeh, sœur de l’un des 12 imams reconnus par les chiites comme successeurs du prophète Mahomet, y attire 10 à 15 millions de croyants chaque année. Intrigué, je me déchausse à la porte du bureau d’accueil des pèlerins étrangers vers lequel on me presse d’entrer.

Dans un anglais châtié, un mollah au turban blanc (le turban noir est réservé aux descendants de Mahomet), sérieux responsable des voyageurs anglophones, engage la discussion devant une tasse de thé. Il s’enquiert de mon parcours avec insistance, s’emmêle dans la traduction d’un Coran en langue arabe et finit par me demander des conseils de grammaire. L’appel à la prière l’interrompt et l’un de ses assistants pallie sa rapide disparition. Celui-ci me confie tranquillement sa haine du gouvernement israélien et son scepticisme face à l‘Holocauste lorsque le mollah réapparaît et le coupe sévèrement. « Nous sommes tous frères ».

12h30 - Très intéressé par mon propre intérêt, le mollah décide de m’inviter à déjeuner dans la cafétéria du mausolée. A bientôt 50 ans Vali, de son prénom, se situe à un niveau moyen de la hiérarchie ecclésiastique chiite. Il a une femme dont la dot lui a coûté la très raisonnable somme d’une pièce d’or soit environ 300 euros, et trois enfants. Voilà plus de trente ans qu’il a intégré le clergé, quand à 14 ans, tourmenté par de nombreuses questions existentielles, il décide de suivre l’exemple d’un religieux qui lui apporte ses propres éléments de réponse. « Au début, mes proches m’ont pris pour un fou, les ignorants », se souvient-il. Dans les années 1980, il combat une dizaine de mois l’envahisseur irakien, tire quelques roquettes, perd beaucoup d’amis : « non ce n’est pas triste, l’islam dit que les martyrs (…) ». Vite, un cours l’appelle. Et l’islam précise aussi que l’on doit apprendre du jour de sa naissance au jour de sa mort. Oui, je peux le suivre.

Alors que la plupart des chauffeurs iraniens se faufilent avec talent dans un trafic routier compact et anarchique, lui nous fait traverser la ville en seconde, le moteur criant sa douleur. Éviter les voitures garées sur le bas côté devient subitement un exercice périlleux et les « bismillah » (“au nom de Dieu”) qu’il murmure entre chaque coup de volant ne me rassurent guère. Chemin faisant, Vali perd peu à peu en formalisme. Il parle beaucoup, me fait écouter les podcasts d’un professeur d’anglais californien qu’il télécharge sur internet, et m’apprend à fredonner gaiement  les paroles « La Ilaha Il Allah » (il n’y a de Dieu qu’Allah).

14h00. Objet du cours, donné face à un thé et en chaussettes dans le Centre international d’études islamiques de Qom : l’impact de la culture américaine sur l’islam. Le professeur, Muhammad Kevin (son nom a été modifié), est un Britannique sec et élancé d’une trentaine d’années, converti à l’islam depuis huit ans. Fines lunettes sur le nez et courte barbe claire sous le menton, il s’indigne de la propension des musulmans américains à danser. “Ils dansent même dans les mosquées ?!”, s’anime un étudiant. “Je ne crois pas qu’ils soient tombés si bas” souffle l’intéressé. Le texte étudié critique lui “ la pression du paradigme dominant qu’est le melting-pot” et un système occidental qui aurait forcé les croyants à renier une partie de leur identité religieuse. Le cours se poursuit par une discussion autour de la possibilité pour un musulman de battre sa femme. Même si les étudiants affirment que Mahomet aurait justement cherché à en limiter l’hypothèse, le professeur me jette quelques regards inquiets puis coupe court à la discussion: “nous nous faisons une très mauvaise publicité à parler de cela en présence de notre invité”.

Je remarque que Vali, le mollah du mausolée, doyen de la dizaine d’hommes présents, fait lui semblant de se tenir la tête avec une main pour cacher ses yeux fermés. Réveillé, il transmet un bout de papier à l’un de ses camarades de classe qui explose de rire. Plus tard Vali m’affirmera, non sans fierté, posséder plus de trente livres de blagues. Mahomet ne disait-il d’ailleurs pas qu’il était important de rendre joyeux ses compagnons ? « J’en ai sur les dentistes, sur les instituteurs,… ».

18h00. Le professeur doit filer prêter sa voix anglaise à une chaîne de télévision. Je suis de la partie. Le programme télé en question concerne l’intégration des musulmans en Europe. On aimerait que je témoigne du cas français dans les jours à venir. Mon départ le lendemain permet d’éclipser cette éventualité. Sa tâche terminée, Muhammad Kevin me convie au restaurant en compagnie de sa famille. Depuis six ans qu’il vit en Iran, il jouit selon lui du « meilleur régime politique au monde ». Je suis frappé par le contraste entre son calme, son savoir, et son obstination à voir et dénoncer violemment un complot ourdi par l’Occident dans toute dimension négative de l’Iran. Avant de nous quitter, il m’offre un livre sur le chiisme et insiste pour arpenter avec moi les rues de Qom à la recherche de mon hôte du soir, malgré la fatigue de ses enfants.

21h30. Installé dans le kitchissime sous-sol de sa maison familiale, Mohammed est un riche étudiant en religion, mollah en devenir. Rencontré l’après-midi lors du cours donné par Muhammad John, il s’est proposé de m’accueillir pour la nuit. A 24 ans, il a déjà été directeur de sa propre entreprise de vente de tapis, comme son père, et pense disposer aujourd’hui d’assez de ressources pour pouvoir se consacrer à une longue accumulation de connaissances. Il cherche à comparer son savoir au mien, critique les mauvais musulmans et révèle un prodigieux talent dans son obsession à se faire valoir. « Tu veux voir des photos de moi en Ukraine ?  Ma barbe, tu la trouves jolie ? Regarde, là c’est moi enfant. Quel pourcentage de mon anglais est-ce que tu comprends ? ». Sa mère, un nez et deux yeux à découvert, passe flatter la symétrie de mon visage, tandis que sa sœur, doctorante en sociologie et chef d’entreprise, s’évertue à me prendre discrètement en photo avec son téléphone portable dernier cri. Je dors installé confortablement sur l’un des tapis persans qui couvrent le sol.

8h00 : Mohammed, mon hôte, s’est levé deux heures plus tôt pour prier et étudier le Coran qu’il se vante d’apprendre par cœur. Il me dépose chez un camarade de classe, lui aussi prénommé Mohammed et lui aussi rencontré la veille, un jeune homme de 17 ans cette fois chaleureux et plein d’humour, conciliant gaiement sa joie de vivre à une piété affirmée. De la France, il connaît Paris bien sûr, mais aussi Marseille grâce au film « Taxi », qu’il a trouvé très amusant. Des films pourtant, il n’en regarde que très peu, encore moins dans leur version non-censurée par le régime, car souvent « des gens s’embrassent » et il craint que cela ne lui donne « de mauvaises pensées ». Il écoute un peu de musique, surtout les chants religieux d’un imam saoudien qui, « même s’il est un arabe sunnite », a une très belle voix. Mohammed rêve de devenir avocat international. Alors, tout seul, il apprend plusieurs langues avec rigueur : anglais, arabe, mais aussi russe et même hébreu. Avant tout pourtant il se destine à être mollah, comme son père. Il y a quelques mois, une semaine avant le début des cours en faculté de droit, il décide brusquement de s’orienter vers une madrasa, et s’apprête désormais à étudier pendant 15 ans. Tous les matins, six jours par semaine, il commence les cours de religion à 8h, et bénéficie pour cela une bourse d’étude d’une vingtaine d’euros mensuels. Un emploi du temps chargé qui ne lui a encore jamais permis d’exercer son rôle de bassidji (milice civile) auquel il a pourtant été formé. Après une visite de coquettes écoles coraniques puis du mausolée scintillant, il m’emmène à la prière du vendredi. Les milliers de mètres carrés disponibles y sont occupés par une foule compacte de fidèles. Quand ils se prosternent à l’unisson, je reste seul assis sur le côté, étourdi. Un enfant en bas âge déploie de larges efforts pour attirer l’attention de son père, criant et s'agrippant à son pantalon. Celui-ci ne lui jette pas même un regard.

A la sortie, le soleil a triomphé de la neige dans les rues de Qom. Vali, le mollah de la veille, me rejoint dans la ville et m’accompagne jusqu’à Kashan, à deux heures de route plus au Sud. En périphérie de la ville, il interpelle un taxi pour le relayer, avant de passer plusieurs minutes à des adieux affectés. Le chauffeur de taxi, jeune homme efféminé à l’air triste et désabusé, me présente le dessin d’arme à feu cerclée de flammes qu’il vient d’achever au feutre sur son avant-bras. Il termine sa cigarette, en rallume une nouvelle. Après quelques minutes de route, il assène : “Je déteste tes amis les mollahs. J’en veux terriblement à mon père et à mon grand père de les avoir laissés prendre le pouvoir après la Révolution”.

 


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